11

Le groupe qui partait pour le Khembalung comptait dix personnes : les Quibler et Frank, Drepung, Sucandra, Padma, Rudra Cakrin et Qang, une Khembalaise qui tenait la grande maison de l’ambassade à Arlington.

De Dulles à L. A., de Tokyo à Bangkok, de Calcutta au Khembalung : pendant deux jours, ils vécurent dans de longues pièces vibrantes en plein vide, faisant de courtes haltes dans de grandes pièces à terre. Ils mangèrent, regardèrent des films, allèrent aux toilettes et dormirent. En théorie, ça aurait pu ressembler à un week-end pluvieux, où on serait resté chez soi.

Sauf, se disait Charlie, qu’un week-end pluvieux chez les Quibler pouvait être vraiment pénible. Il était déconseillé de laisser Joe aussi longtemps enfermé. À la maison, ils arrivaient à l’occuper, à trouver des trucs pour lui permettre de se défouler. Ils pouvaient sortir sous la pluie et faire la fête. Là, ils n’avaient pas cette option.

Grâce aux Khembalais, ils voyageaient en classe affaires. Ils avaient plus de place, mais Anna ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter pour la dépense. Charlie avait beau lui dire de ne pas s’en faire, il ne connaissait pas le budget des Khembalais, alors qu’elle si, et ça ne la rassurait pas que quelqu’un qui connaissait moins bien la situation qu’elle lui dise de ne pas se tracasser.

Dans le premier avion, Joe exigea d’inspecter le moindre recoin, Charlie à la remorque, renvoyant de grands sourires aux passagers amusés. Joe suivit un chemin qui ressemblait à un long huit, en chantant « Avion ! Avion ! Avion ! », et quand les chariots de rafraîchissements et de repas passèrent dans les allées, et qu’il s’écria « Camion ! Camion ! » (le chariot de boissons), puis « Gens ! », Charlie dut se bagarrer pour le faire se rasseoir. Joe finit par manquer de carburant et s’endormit à côté de Rudra Cakrin, qui somnola, penché sur lui, tenant parfois son poignet ou sa cheville entre ses doigts noueux.

Anna, assise de l’autre côté de Joe, avait apparemment décidé d’épuiser la batterie de son ordinateur portable en une fois. De l’autre côté de l’allée, Charlie avait décroché le téléphone intégré au dossier du siège devant lui et passait quelques coups de fil. Anna essaya de l’ignorer et de travailler, mais en l’entendant saluer Wade Norton, un collègue qui se trouvait dans l’Antarctique, elle ne put s’empêcher de tendre l’oreille.

— … survol à quelle hauteur ? Ah, pardon, en Twin Otter !… Oh. Hon-hon. Vous avez vu l’île Roosevelt. Bien… Comment ça, il se pourrait qu’elle soit visible pour la première fois ?… Oh !… Combien de mètres ?… Et la glace, elle est allée où ?… Wouah ! Eh ben ! Ça fait un paquet… C’est le début de… La banquise de l’Antarctique Ouest, oui, je sais. Le niveau de la mer, tout ça… Quelle taille, le morceau ? Eh ben !… Ouais, c’est sûr. Oh, nous, ça ira. Nous ne serons pas de retour avant quelques jours, de toute façon.

Charlie écouta un moment, et puis :

— Hé, Roy ! Je suis content que tu aies réussi à te connecter. Que se passe-t-il ?… Et pas Andréa ? Hé, ça veut dire que vous vous reparlez, tous les deux ? Ha, ha… Non, je n’ai plus d’illusions à ce sujet-là, mais Phil ne vous écoute pas non plus, les gars… Bon, c’est vrai. Du pôle Sud, j’en suis sûr… Je pensais que tu avais dit que c’était une géante… Un mètre quatre-vingt-quinze, moi, je trouve ça vraiment grand… Non, pas toi, toi tu fais un mètre quatre-vingts, à tout casser… Avec des échasses… Elle fait quoi ? Deux mètres cinq !?… Ouais. Ha… Non, je pense que c’est à sa portée ! Le ravi de la crèche est comme Hoover, et les Républicains ne sont pas des gens heureux. Ce sont des furieux. La Maison-Blanche et le Congrès sont à eux depuis si longtemps que ça les a rendus amers. Ils ont déjà tellement de mal à faire comme si leur programme avait un sens. Ça les met en rogne… Non. Ce n’est pas un processus qu’on a envie de suivre jusqu’à son issue naturelle. Je suis d’accord… Eh bien, je me suis dit que c’était une bonne idée ! Qu’est-ce que tu voulais qu’on fasse, de toute façon ? Il faut bien qu’on tente le coup, et Phil est notre meilleur atout… Je sais. Je sais… Ouais, suis le mouvement… Eh bien, plus on est de fous… ! Je vais au Shambhala, et Wade est au pôle Sud. Tu peux avoir Washington pour toi tout seul, ha, ha !

Il raccrocha et se cala à son dossier, l’air content.

— Tu fous la merde, observa Anna.

— Oui. Il faut bien que quelqu’un s’y colle.

 

Quelques heures plus tard, ce fût la descente au-dessus des champs verts du Japon, une vision stupéfiante quand on s’attendait à des paysages de villes comme Tokyo. Ensuite, quitter l’avion, prendre des jetways, se sentir légèrement patraque, traverser l’aéroport tel un flic sur un coup ou le surveillant préposé à la garde d’un prisonnier en transfert. Se retrouver dans un autre avion, et remonter dans le ciel, avec la perspective d’une nouvelle longue journée. Nick lisait L’Histoire de la Révolution française de Carlyle. Charlie et Anna se relayaient pour courir après l’infatigable Joe, Anna ayant renoncé à compter sur Charlie pour le faire seul, comme ils savaient tous les deux que cela finirait. Et puis, elle préférait économiser la batterie de son portable qui serait bientôt à plat.

Joe semblait déterminé à confirmer ce qu’Anna n’arrêtait pas de lui dire, à savoir que cet avion était identique au précédent. Sauf que, dans celui-ci, les passagers semblaient moins amusés par les coups qu’il leur donnait sur les genoux, à titre expérimental.

L’hôtel de l’aéroport de Bangkok dressait sa grande masse blanche au-dessus de sa vaste piscine sous le soleil implacable. Courir, à bout de souffle, mort de fatigue, après Joe dans les bassins turquoise, en faisant attention à ne pas attraper un coup de soleil, empêcher le gamin de piquer une tête dans le grand bain. L’eau était trop chaude. Puis retour dans la chambre fraîche, dormir, et puis le réveil, oh non, oh si, au beau milieu de la nuit, complètement groggy, refaire les bagages et repartir pour l’aéroport, les interminables queues, encore, et remonter dans ce qui ressemblait au même avion. Sauf que dans celui-ci, des orchidées étaient épinglées au dossier de chaque siège. Joe mangea la sienne avant qu’ils aient eu le temps de dire ouf. Et si elle était toxique ? Anna se plongea dans l’encyclopédie de son portable pour vérifier. C’était possible, apparemment, mais Joe ne semblait pas éprouver de symptômes inquiétants, et Charlie mangea aussi un pétale de la sienne, ne réussissant – du point de vue d’Anna – qu’à empirer la situation par un acte mal inspiré.

Nick, qui n’avait plus rien à lire, écoutait Charlie expliquer à Frank que Phil Chase allait présenter sa candidature à l’élection présidentielle.

— Et toi, Nick ? demanda Frank. Qui vois-tu comme président ?

Nick plissa le front et Frank jeta un coup d’œil à Anna – oui, elle sentait forcément le même froncement des muscles de son propre front. Décidément, Nick était bien le fils de sa mère. Frank le regarda réfléchir, et Anna se dit : C’est l’inconscient confronté à l’inconscient. Frank inconscient de sa condescendance, Nick inconscient de la condescendance de l’autre. Peut-être cela voulait-il dire que tout cela se passait dans sa tête.

— Eh bien, tu vois, se lança Nick, en Suisse le pouvoir exécutif est incarné par un conseil de sept personnes dont les membres sont élus par la législature. Comme ça, différents points de vue sont représentés au sein de l’exécutif, qui ne domine pas trop les autres pouvoirs de l’État. La plupart des Suisses ne connaissent même pas le nom de leur président ! Il se contente plus ou moins de présider les réunions du conseil.

— C’est une bonne idée, dit Frank.

— Les Suisses ont beaucoup de bonnes idées. On les étudie en géo.

— Oh, je vois. Il faudra que tu m’en dises davantage.

— Ce n’est pas facile de changer la Constitution, les avertit Charlie.

Nick et Frank le savaient.

— Et si l’un des candidats à l’élection présidentielle annonçait qu’en cas de victoire il désignerait un conseil pour faire son boulot ?

— Comme Reagan, dit Charlie en rigolant.

— N’empêche que c’est une bonne idée, dit Frank.

Leur avion amorça à nouveau sa descente.

À Calcutta, ils assistèrent comme des zombis à une réception au consulat du Khembalung. Ils dormaient debout ; tous, sauf Joe, qui dormait sur le dos de Charlie. Ils venaient de s’écrouler dans leur lit et de savourer la joie de l’horizontalité lorsque le réveil sonna à nouveau.

— Ah, Seigneur !

Pour un peu, ils se seraient crus chez eux.

L’aéroport, de nouveau, mais un petit avion de seize places, bruyant, qui arracha des piaulements de joie à Joe. En l’air et vers l’est, au-dessus des deltas entremêlés, d’une complexité inextricable, du Gange et du Brahmapoutre, le plus grand delta du monde, qui occupait un bon pourcentage de la surface du Bangladesh. En regardant cela, Charlie hurla à Anna :

— Je ne dirai plus jamais que Washington est un marécage !

Des îles brun-vert dans une mer vert-brun. La résille du delta était orientée au sud. Ils descendirent vers un chenal brun-vert jusqu’à ce que les îles soient plus diffuses, et plus basses, la plupart à moitié submergées, la ligne de leur côte visible sous l’eau, dans les hauts-fonds. L’eau passait par étapes successives du brun-vert au vert jade puis au bleu de l’océan.

La ligne de côte d’une des îles les plus au large, juste à la limite de la mer vert jade et du bleu, était soulignée par un anneau brun. Comme ils descendaient toujours, l’intérieur de l’île se différencia en schémas colorés qui devinrent des champs, des routes et des toits. Lors de l’approche finale, ils virent que l’anneau brun était une digue, assez large et plutôt haute. Tout à coup, Anna eut l’impression que la terre, à l’intérieur de la digue, était légèrement au-dessous du niveau de l’océan qui l’entourait. Elle espérait que ce n’était qu’une illusion d’optique.

Joe s’était écrasé le visage et les mains sur la vitre et regardait l’île en gargouillant.

— Oh, dis donc… Gros camion ! Grosse maison ! Ah fah ! Eh ben !

Frank, qui avait réussi à dormir pendant les trois quarts du vol, se redressa et regarda Joe en souriant.

— Oooooouuup ! fit-il, comme un gibbon, en lui bourrant les côtes.

Joe se mit à caqueter de rire.

Et l’avion se posa.

 

À leur descente d’avion, ils furent accueillis par un important groupe d’hommes, de femmes et d’enfants sur leur trente et un, c’est-à-dire portant des tenues de cérémonie plus conçues pour le toit du monde que pour la baie du Bengale. Et puis un examen plus attentif révéla à Anna que le tissu de beaucoup des robes et des coiffes voletait dans la brise de mer brûlante, car ils étaient coupés dans des cotons diaphanes, de la soie et du nylon, mais à la mode tibétaine et dans les mêmes couleurs. Le Khembalung dans une coque de noix.

Rudra Cakrin descendit d’avion le premier, Drepung derrière lui. Le blaaaaaaaaaaaaa triomphant de longues trompes de cuivre fit vibrer l’air si violemment qu’il paraissait pouvoir en faire jaillir la pluie. C’était le son d’airain qui avait, le premier, attiré l’attention d’Anna sur les Khembalais, le jour de leur arrivée dans le bâtiment de la NSF.

Tous leurs hôtes s’inclinèrent, et les visiteurs contemplèrent les cheveux noirs et les coiffes colorées de plusieurs centaines de têtes. Joe les regarda en ouvrant de grands yeux, la bouche ouverte en un « O » parfait.

Ils descendirent dans la foule, qui se referma sur eux. Deux femmes de l’Institut khembalais des hautes études se présentèrent à Anna. Elles avaient correspondu par mail. Elles prirent les visiteurs en main, les conduisirent lentement à travers la foule et leur présentèrent la plupart des gens devant qui ils passaient.

Ils sortirent bientôt du petit aéroport et s’entassèrent dans un van qui les conduisit vers l’est par un large boulevard de béton blanc, poussiéreux, bordé de palmiers. De chaque côté s’étendaient des champs plats, séparés par des rangées d’arbres ou des buissons. Des petits complexes de bâtiments se dressaient entre les palmiers qui faisaient le dos rond sous le soleil. La végétation avait l’air desséchée, presque brune.

— Deux années de sécheresse, leur expliqua l’un de leurs guides. C’est la troisième saison de mousson sans pluie, mais nous espérons qu’elle va bientôt venir. Tout le sud de l’Asie souffre de ces deux mauvaises moussons d’affilée. Nous avons besoin de pluie.

Anna en avait beaucoup entendu parler. Notamment par les gens de l’ABC, l’« Asian Brown Cloud », qui essayaient de déterminer s’il y avait une relation de cause à effet entre la sécheresse et la persistance à long terme, dans l’air de l’Asie du Sud, de particules dont l’origine exacte était mystérieuse, même s’il était clair qu’elle était liée à l’industrialisation et à la déforestation de la région.

Quoi qu’il en soit, le paysage était plutôt morne et rabougri. Tandis qu’ils avançaient à travers le nuage de poussière soulevé par le bus, on leur dit qu’aucune des plantes qu’ils voyaient n’était autochtone. Tout, sur l’île, avait été fait de main d’homme ; même le sol proprement dit avait été importé, pour élever d’un ou deux mètres le niveau de l’île. Nick demanda d’où venait la terre en question, et on lui répondit que quelques îles environnantes avaient été draguées et amenées là, et que c’était aussi de là que venaient les matériaux qui avaient servi à ériger la digue. Tout cela avait été fait une cinquantaine d’années plus tôt, sous la supervision d’ingénieurs hollandais. Il n’y avait pas eu beaucoup de travaux depuis, pour autant qu’Anna pouvait en juger. La digue était visible partout, à travers les arbres, élevant un peu l’horizon, de sorte qu’ils avaient l’impression de rouler dans une immense pièce sans toit, où le ciel faisait comme un plafond de lumière blanche au milieu duquel brillait un soleil dur, poussiéreux, écrasant. Sur la paroi intérieure de la digue étaient plantés des parterres de fleurs aux couleurs traditionnelles de la palette tibétaine – marron et safran, brun, bronze et rouge –, mais elles étaient pour le moment presque invisibles, en dehors de plaques bleues et noires, faites de pierres peintes.

Dans une petite ville, ils descendirent du van et traversèrent une esplanade piétonnière. La brise de la mer déversait sur eux une vague chaude, saumâtre, qui sentait les algues. L’odeur des autres îles du delta des Sundarbans, peut-être.

— On va voir d’autres tigres nageurs ? demanda Nick.

Il regardait tout avec un immense intérêt, très cool derrière ses lunettes de soleil. Joe avait refusé de mettre les siennes. Il essayait de tout voir à la fois et se repaissait de ce qui l’entourait avec une telle avidité qu’il risquait l’overdose. Anna était heureuse de la curiosité dont ses garçons faisaient preuve ; il était clair que l’Amérique n’avait pas fait d’eux des gamins blasés, imperméables à la beauté et à la pure diversité du monde.

Leurs guides les emmenèrent dans le plus grand bâtiment, le Palais du Gouvernement. Il faisait plus sombre, à l’intérieur, et avec leurs lunettes ils se crurent d’abord dans le noir. Le temps qu’ils les enlèvent et que leur vue s’adapte à la pénombre, ils s’aperçurent que Joe les avait devancés en courant. Ils étaient dans une salle typique des constructions de l’Himalaya, et les poteaux des coins étaient couverts de masques de démons.

Ils suivirent Joe vers l’un de ces éventaires. Chaque masque grimaçait grassement, explosant de fureur, de douleur, de répugnance. On eût dit le totem d’une tribu de fous délirants. Joe passa les bras autour du poteau.

— Oooh ! Oooh ! Grand, grand, grand !

Grand quoi ? Il était bien incapable de le dire. Il avait la bouche ouverte, les yeux exorbités. On aurait pu réaliser une allégorie de la stupéfaction en faisant un moulage de son visage.

— On dirait que ça lui plaît ! s’esclaffa Frank.

— Il doit se croire devant un stand de miroirs, dit Charlie.

— Ça suffit, dit Anna. N’en rajoute pas.

Charlie et Nick se positionnèrent de chaque côte de Joe, les yeux ronds, la langue tirée, pointée vers le bas, pour prendre des photos. Anna espéra qu’ils n’offensaient pas leurs hôtes. Et puis, en regardant autour d’elle, elle vit que leurs guides souriaient.

— Ce sont des masques qui cachent le visage mais montrent les sentiments, expliqua Charlie. C’est à ça que nous ressemblons tous à l’intérieur.

— Non, objecta Anna.

— Oh, allez. Tout au fond ? Dans tes rêves ?

— J’espère bien que non. Et puis, où sont les bons sentiments ?

Elle pensait peut-être au masque de la curiosité, ou de la recherche de la précision, mais Charlie lui fit une grimace à la Groucho et indiqua avec ses sourcils les poutres peintes entre les murs et le plafond, qui représentaient des couples engagés dans des étreintes improbables. Frank les examina sans vergogne en hochant la tête, comme si cela confirmait une théorie sociobiologique qu’il était seul à entrevoir, une sorte de bouddhisme bonobo, peut-être. Anna considéra avec un reniflement les capacités de flexibilité purement fantasmatiques dont ces peintres tantriques en rut avaient doté les sujets féminins. Enfin, peut-être que certaines positions étaient plus faciles à adopter avec six bras ; à moins qu’il n’y ait pas de gravité au Nirvana. Ce qui aurait expliqué, par la même occasion, ces seins aussi parfaitement ronds. Elle se demanda ce que Joe, grand amateur de nichons devant l’Éternel, pouvait bien comprendre à tout ça. Pour l’heure, il était trop focalisé sur les masques de démons pour les remarquer.

C’est alors qu’ils furent rejoints par d’autres savants de l’Institut khembalais des hautes études. Tout le monde fut présenté à tout le monde, et Anna serra des mains, heureuse de voir enfin ses correspondants, d’une réalité aussi vivace, presque choquante, que les masques de démons. Frank se joignit à eux, et pendant un moment, ils parlèrent à bâtons rompus de la NSF et de leurs diverses collaborations, après quoi Frank, Anna et Nick laissèrent Charlie et Joe au Palais du Gouvernement et suivirent leurs nouveaux hôtes dans un dédale de pièces puis à travers une cour vers l’institut proprement dit, où les nouveaux labos au financement desquels la NSF avait contribué étaient encore en construction. Devant l’une des pièces se trouvait une statue du Bouddha, debout, une main tendue devant lui, la paume tournée vers l’extérieur, dans un geste qui rappelait celui d’un flic faisant la circulation et arrêtant une file de voitures.

— Je ne l’avais jamais vu dans cette attitude.

— C’est, comment dire, le Bouddha Adamantin, répondit l’un de ses correspondants. Le Bouddha est représenté dans un certain nombre de positions différentes. Il n’est pas toujours en méditation, ou en train de rire. Quand il se passe de mauvaises choses, le Bouddha est obligé, comme tous ceux qui voient ces choses, de les arrêter. Vous savez qu’il arrive assez régulièrement de mauvaises choses, alors il y a une position pour représenter la réaction du Bouddha.

— On dirait un policier, dit Nick.

Leur guide hocha la tête.

— L’inspecteur Sakyamuni. Qui nous incite à résister aux trois poisons de l’esprit : la peur, l’avidité et la colère.

— C’est bien vrai, dit Anna.

Frank hochait la tête, perdu dans ses pensées.

— C’est aussi cet aspect de la nature du Bouddha qui figure sur les statues de la digue…

— On pourra monter dessus ? demandèrent ensemble Frank et Nick.

— Évidemment. Nous en sommes tout proches, ici.

Ils finirent leur tour et retrouvèrent le reste du groupe dehors, sur une pelouse entourée sur trois côtés par des bâtiments, le quatrième, à l’est, étant le mur intérieur de la digue. À cet endroit, la paroi était une pelouse inclinée, coupée par de larges marches de pierre qui montaient vers le sommet. Frank, Anna et Nick gravirent cet escalier à la suite de leurs guides ; Charlie et Joe apparurent en dessous, et Joe commença à courir en rond sur l’herbe.

En haut, ils reçurent de plein fouet la forte brise du large. Sur la mer voguait une flottille d’immenses nuages ; une grande statue du Bouddha Adamantin regardait vers l’est, la main tendue. Ils se dressèrent à côté de lui. De là, ils avaient une bonne vue de l’océan et de la terre, et Anna eut une petite impression de vertige.

— Wouah…, fit Nick.

Les choses étaient telles qu’elles leur étaient apparues de l’avion, au cours de leur approche : le sol, à l’intérieur de la digue, était légèrement en contrebas par rapport à l’océan qui l’entourait. Ce n’était pas une illusion d’optique. Leur vue et leur oreille interne le leur confirmaient.

— C’est comme en Hollande, dit Frank à Anna alors qu’ils suivaient Nick et les guides. Tu as déjà vu les digues ?

— Non.

— Certains polders sont nettement plus bas que la mer du Nord. On peut marcher sur les digues, et c’est une vision extraordinaire.

— Alors, c’est vrai ? demanda Anna avec un ample geste du bras englobant le Khembalung. C’est que… on dirait que c’est vrai.

L’un de leurs guides se retourna et dit :

— Malheureusement, oui. Quand le sol sèche, ça provoque une rétraction. La terre sèche est plus lourde ; elle s’enfonce, et elle aspire l’eau. Nous avons connu plusieurs cycles de cette nature.

Anna frémit malgré la chaleur du vent. Elle se sentait un peu barbouillée, déséquilibrée.

— Essayez de ne regarder que d’un côté à la fois.

Anna tourna le dos à l’île. Sous un bol de ciel bleu pastel, des nuages affluaient du sud-ouest. La mer rebondissait vers l’horizon bleu, les vagues coiffées de moutons blancs roulaient vers eux. Un si grand monde. Leurs guides montrèrent les nuages, s’exclamèrent que cela ressemblait au début de la mousson. Si seulement ça pouvait être la fin de la sécheresse !

Ils marchèrent le long de la digue, qui semblait très ancienne. Un lourd filet d’acier, au niveau de l’eau, avait rouillé et s’était désagrégé, de sorte que les blocs de pierre qu’il maintenait s’affaissaient par endroits. Leurs guides leur expliquèrent que l’entretien de la digue était effectué manuellement, avec les rares machines dont ils disposaient, que des réparations structurelles étaient nécessaires, mais qu’ils ne pouvaient pas se les permettre, comme ils pouvaient le constater. Frank sauta sur le mur extérieur, qui lui arrivait à hauteur de la taille, donnant le mauvais exemple à Nick, qui le suivit immédiatement.

Sucandra et Padma arrivèrent par le large escalier de pierre. Quand ils virent Frank et Nick sur le mur de retenue, ils les hélèrent :

— Hé ! Regardez ! C’est peut-être la mousson qui arrive !

Ils les rejoignirent en haut du mur.

— Nous voulons vous montrer le mandala… Salut, Mingma. Alors, vous avez fait la connaissance de nos visiteurs ?

En bas, sur l’herbe poussiéreuse, Charlie et Joe avaient été rejoints par Rudra, Drepung et un groupe de jeunes Khembalais qui créaient un mandala sur un gigantesque disque de bois posé sur la pelouse.

— Allons voir ça, suggéra Sucandra.

Ils descendirent l’escalier, se retrouvèrent à l’abri du vent. L’air était chargé d’une humidité annonciatrice de pluie.

Il fallait près d’une semaine pour réaliser les plus grands mandalas de sable, leur dit Mingma. Les artistes maintenaient de longs entonnoirs de laiton à un pouce au-dessus du schéma, et les effleuraient avec des baguettes pour en faire tomber de fines lignes de sable coloré. Les coloristes avançaient à genoux, respirant à peine, frottant rythmiquement les entonnoirs, doucement, le visage au niveau du sol pour regarder la ligne de sable qui tombait ; puis, d’une rapide rotation de l’entonnoir, ils interrompaient le flux, se rasseyaient et se tournaient vers les autres pour faire une plaisanterie ou rire de celle de quelqu’un d’autre.

Quand le dessin serait complètement coloré, il y aurait une cérémonie pour célébrer ses diverses significations, après quoi il serait transporté devant le Palais du Gouvernement, vers le long bassin d’eau qui réfléchissait le ciel, où il serait immergé.

— Une vraie cérémonie de lancement, nota Charlie.

— Ça symbolise la transitivité de toute chose.

Pour Anna, ça s’appelait gâcher une œuvre d’art. Elle n’aimait pas la transitivité de toute chose, et avait l’impression qu’il y en avait déjà suffisamment de preuves dans le monde pour qu’elle ne risque pas de l’oublier. Elle aimait penser que les efforts humains étaient cumulatifs, qu’il en resterait toujours quelque chose, qui s’ajouterait au tout. Peut-être que dans ce cas ça serait le schéma du mandala qui subsisterait dans leur mémoire. À moins que cet art ne réside dans la performance plus que dans l’objet. Peut-être. Ce qu’elle attendait de l’art, c’était qu’il demeure. Si leur art ne demeurait pas, ce n’était qu’une vaste perte de temps.

De l’autre côté du mandala, Joe et Rudra étaient debout devant un groupe de moines, et Rudra chantait avec intensité, de sa voix profonde, rocailleuse, une lueur heureuse dans le regard. Ceux qui l’entouraient répétaient le dernier mot de chaque phrase, en entonnant une sorte de cri ou de chant. Joe tapait du pied en rythme, criant « Non ! » à l’unisson avec les autres ; il n’avait même pas remarqué qu’Anna était là.

Puis, tout à coup, il fonça droit sur le mandala de sable, les poings serrés, se balançant comme un John Wayne en miniature. Anna eut beau l’appeler, « Joe ! », il ne l’entendit pas. Les Khembalais dégagèrent la voie devant lui, les bras tendus comme pour lui offrir un meilleur couloir.

— Joe ! s’écria-t-elle, plus fort. Joe ! Arrête-toi !

Il hésita une seconde, au bord du cercle de couleurs éclatantes, et s’engagea dessus.

— JOE !!

Personne ne bougea. Joe s’avança paisiblement vers le centre du mandala, en regardant autour de lui.

Anna dévala en courant les marches qui descendaient vers le bord du cercle. Les empreintes de Joe avaient brouillé certaines lignes, et des grains de sable coloré étaient maintenant dérangés, dispersés dans les mauvaises zones. Joe, l’air très content de lui, observait le schéma sous ses pieds, un schéma fait de couleurs qui rappelaient celles de ses cubes, à la maison, en plus vibrantes. Il remarqua Rudra et tendit le bras pour le saluer.

— Ba ! déclara-t-il.

— Baaa, répondit Rudra en joignant les mains, avant de s’incliner.

Joe tint la pose, qui rappelait un peu celle du Bouddha Adamantin, avec une sorte de grandeur napoléonienne. Debout à côté d’Anna, Charlie secoua la tête.

— Quel phénomène, marmonna-t-il.

Joe baissa le bras et fit un geste englobant les spectateurs. Quelques gouttes de pluie tombèrent des nuages bas qui bouillonnaient au-dessus de la mer, et les Khembalais levèrent les yeux en poussant des « Ooh » et des « Aah ».

Joe repartit, cette fois en direction de la mare étincelante. Anna fit en courant le tour du cercle de gens pour lui couper la route, mais elle arriva trop tard ; il marcha droit dans l’eau peu profonde.

— Joe ! appela-t-elle, en vain.

Joe se retourna vers la foule qui l’avait suivi. Il avait de l’eau jusqu’aux genoux. La pluie chaude crépitait maintenant, légère mais régulière, sur la mer, sur le visage d’Anna, et tous les Khembalais souriaient. Le sable coloré qui était resté collé aux pieds de Joe formait des bourgeons jaune et vermillon qui s’étalaient dans l’eau, autour de lui.

— Rgyal ba, déclara Rudra.

La foule répéta. Et :

— Ce ba drin dran-pa !

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Anna à Drepung.

Il était maintenant debout à côté d’elle, comme pour la soutenir si elle s’évanouissait, ou peut-être pour la retenir si elle fonçait derrière Joe. Charlie était debout de l’autre côté.

— Salut à tous, dit Drepung.

Anna lui trouva l’air plus vieux. Son visage rond et sa petite bouche semblaient finalement à leur place. C’était manifestement un personnage bien connu et populaire.

Joe était debout au bord de l’eau et regardait la foule. Il était heureux. Les Khembalais lui passaient tout, l’adoraient. La pluie chaude tombait sur eux comme un baume. Tout à coup, Anna se sentit heureuse ; son petit tigre voyait qu’il était parmi des amis. Il était enfin debout dans le monde, content, détendu, et même serein. Elle ne l’avait jamais vu comme ça. Elle voulait tellement qu’il éprouve quelque chose de pareil.

Charlie, lui, sentit son estomac se nouer quand il vit Joe dans le bassin. Toutes ses craintes étaient confirmées. Il inspira un bon coup en pensant : Rien n’a changé, tu le savais déjà… ils pensent qu’il est l’un de leurs tulkus. Ça ne veut pas dire que c’est vrai.

Il n’avait pas idée de ce qu’Anna pouvait bien comprendre à tout ça.

Debout côte à côte, ils sentaient qu’ils ne réagissaient pas du tout de la même façon. Et aussi que leurs réactions ou leurs états d’âme habituels étaient intervertis. Anna était ravie par une anomalie de Joe, laquelle inquiétait Charlie.

Mal à l’aise, ils se regardèrent, pensant tous les deux : C’est à rebours, que se passe-t-il ?

— Grande pluie ! s’exclama Joe en levant les yeux, la foule poussant un soupir appréciatif.

 

En début de soirée, ce jour-là, les visiteurs s’écroulèrent sur leur lit, dans leur chambre – même Joe –, et ils dormirent toute la nuit, jusqu’à une heure avancée de la matinée, le lendemain.

Il pleuvait toujours, et quand ils sortirent, après le petit déjeuner, ils virent que l’île était transformée ; tout était trempé, il y avait des flaques d’eau partout. Les Khembalais étaient très heureux. Ils se divisèrent en petits groupes et partirent sous la pluie, comme prévu. Joe et Nick furent d’abord emmenés à l’école pour voir les classes et les jeux de plein air. Partout où il allait, Joe était l’objet de l’attention générale, et il était libre de communier avec tous les masques de démons devant lesquels il passait, leur adressant des diatribes dans son langage privé.

Dans l’après-midi, Nick quitta son groupe et rejoignit Anna à l’institut, où elle parlait avec ses correspondants et aux autres chercheurs de cet endroit. Charlie passait son temps au Palais du Gouvernement, à s’entretenir avec les fonctionnaires que lui présentait Padma.

Frank avait disparu. Ils ne savaient pas ce qu’il faisait. Anna l’avait seulement vu, en passant, discuter avec Sucandra et un groupe de moines.

Plus tard, elle le revit sur la digue, en train de suivre le chemin avec Rudra Cakrin. À en juger par ses conversations, au dîner, il avait aussi passé un certain temps dans les champs, à parler d’agriculture. Mais il faisait plutôt à Anna l’impression d’un pèlerin, mystique, avide d’instruction et d’illumination, absorbé, lointain, détendu ; rien à voir avec son attitude habituelle, à Washington.

Le lendemain après-midi, ils allèrent au zoo, situé dans un grand parc qui occupait le quart nord-ouest de l’île. Beaucoup d’animaux et d’oiseaux des Sundarbans étaient représentés. Les éléphants avaient un large enclos, mais le plus grand de tous était celui des tigres. Bien des félins avaient été emportés par la mer lors des diverses inondations, certains sauvés par des bateaux de patrouille khembalais. Maintenant, ils vivaient dans un enclos avec plein d’herbe à éléphant et d’arbres saal. L’un des côtés était occupé par un grand plan d’eau coupé par une vitre incurvée, ce qui permettait de voir les tigres sous l’eau lorsqu’ils allaient nager. Ils sautaient dans le lac, les quatre pattes en avant, abruptement. Les gerbes d’eau qu’ils soulevaient conféraient à leur grâce féline quelque chose d’étonnamment aquatique, et sous l’eau leur fourrure brillait comme des algues.

— Tigre ! Tigre ! Grand grand tigre !

À la fin de cette journée de pluie, ils se réunirent dans une grande salle et firent un repas essentiellement composé de riz au curry. Nick se fit servir un plat de riz nature, spécialement concocté par Drepung, mais Joe était content de son curry. Ou du moins c’est ce qu’il sembla pendant le dîner ; mais cette nuit-là, dans leur chambre, il fut grognon, et après une longue séance de tétée il resta bien éveillé. Le décalage horaire, peut-être ? La pluie de mousson tombait avec violence, sans discontinuer, le martèlement sur le toit était très fort. Joe commença à se plaindre. Anna dormait debout, mais Charlie était complètement KO, alors elle devait tenir le coup. Pendant des heures, elle marmonna, comme un zombi, des réponses aux propos sans queue ni tête d’un Joe ivre de joie. Elle était sur le point de s’effondrer quand on frappa à la porte. C’était Frank, qui passa la tête dans la pièce.

— Je n’arrivais pas à dormir, et je t’ai entendue avec Joe. Je me suis demandé si tu me laisserais jouer avec lui un moment…

— Oh, Dieu soit loué ! s’écria-t-elle. J’étais sur le point de craquer…

Elle s’écroula sur le canapé et ferma ses yeux brûlants de fatigue.

Pendant un instant, son cerveau continua à tourner, alors que son corps sombrait dans le sommeil, entraînant sa conscience avec lui.

— Nick dort. Pa dort. Maman dort.

— C’est vrai.

— Tu veux jouer ?

— Bien sûr. Qu’est-ce que tu as là ? Des trains ? Et pourquoi pas des avions ? Tu n’as pas d’avions ?

— Si si, j’en ai.

— Bon. On va les faire voler. Voler et planer.

— Voler !

— Hé, mais c’est des tigres ! Eh bien, c’est parfait. Des tigres volants, exactement ce qu’il faut ici. Attention, le voilà qui descend !

— Tigre vole !

Anna zigzagua le long de la frontière mouvante entre le sommeil et les rêves, dedans-dehors, en haut-en bas. Frank et Joe se passaient les jouets l’un à l’autre.

Une petite heure avant l’aube, on frappa impérieusement à la porte de leur chambre, et Anna se réveilla en sursaut. Elle avait rêvé de la nage fluide des tigres dans le ciel…

C’était Drepung, l’air agité.

— Je suis désolé de vous déranger, mes amis, mais la décision a été prise. Nous devons évacuer l’île.

Ce qui les réveilla tous, même Charlie, réputé pour ses difficultés à émerger. Frank alluma toutes les lumières et ils emballèrent leurs affaires pendant que Drepung leur expliquait la situation :

— La mousson est revenue, comme vous l’avez remarqué. C’est une bonne chose, mais malheureusement elle est arrivée alors que les marées étaient spécialement fortes, et la montée des eaux due à la tempête associée aux basses pressions fait que le niveau de la mer est extrêmement haut.

Il aida un Nick comateux à enfiler sa chemise.

— Il y a des années que nous ne l’avions vue à ce niveau. Elle est déjà tellement montée sur les digues que notre sécurité n’est plus assurée. Certaines faiblesses du gros œuvre sont apparues. Et puis on nous informe que la mousson ou quelque chose d’autre a provoqué la rupture des barrages de glace qui retenaient le Brahmapoutre.

Il regarda Charlie, poursuivit :

— Ces grands lacs glaciaires sont un résultat du réchauffement global. Les glaciers de l’Himalaya fondent rapidement, et beaucoup de barrages de glace qui créaient des lacs derrière eux cèdent sous ces pluies de mousson, créant un énorme apport d’eau. Le Brahmapoutre déborde déjà, et une grande partie du Bangladesh est inondée. L’alarme a été déclenchée à Dacca il y a peu de temps. Une heure à peine, ajouta-t-il en regardant sa montre. Ça va vite. L’afflux d’eau va bientôt arriver, et la limite des digues est déjà atteinte. Or, comme vous l’avez vu, l’île est en dessous du niveau de la mer. C’est tout le problème des digues. Si elles se rompent, le résultat peut être catastrophique. Alors nous devons évacuer l’île.

— Comment ? s’exclama Anna.

— Ne vous en faites pas ; nous avons des ferries au dock ; assez pour tout le monde. Ils sont amarrés là, dans ce but précis, parce que le danger est omniprésent. Nous les avons déjà utilisés, lors de crues des fleuves, ou de marées très fortes. N’importe quoi peut nous inonder. L’île est tout simplement trop basse, et malheureusement elle s’enfonce.

— Et le niveau de la mer monte, dit Charlie. J’ai entendu dire par un ami qui se trouve dans l’hémisphère Sud qu’un bout de la plate-forme glaciaire de l’Antarctique Ouest s’était détaché, il y a quelques jours. Chaque fois que ça arrive, la quantité d’eau déplacée par la glace élève le niveau de la mer.

— Intéressant, dit Drepung. Ça explique peut-être pourquoi nous sommes déjà à la limite de sécurité de la digue.

— Nous avons combien de temps devant nous ? demanda Anna.

— Deux ou trois heures. C’est plus que suffisant.

Il poussa néanmoins un soupir.

— Dans les situations de ce genre, nous préférons que nos hôtes partent par hélicoptère, mais pour vous dire la vérité, l’hélicoptère est parti pour Calcutta, hier soir, chercher les officiels de l’ABC que vous deviez rencontrer. Alors, apparemment, vous allez devoir vous joindre à nous à bord des ferries.

— Combien de gens vivent ici, déjà ? demanda Charlie en jetant leurs trousses de toilette dans son sac à dos.

— Douze mille.

— Wouah…

— Oui. C’est une vaste opération. Mais tout se passera bien.

— Et les animaux du zoo ? demanda Nick.

Leurs bagages étaient prêts, à présent, Nick était habillé et avait l’air parfaitement réveillé.

— Nous avons un bateau pour eux aussi. C’est une procédure compliquée, mais il y a une équipe qui s’en charge. Des gens qui ont l’expérience du cirque. Ils appellent leur numéro « Noé, grouille-toi ». Et vous, vous êtes prêts ?

Ils étaient prêts. Joe, qui avait observé tout ça d’un œil intéressé, dit :

— Pa ? Partir ?

— C’est ça, mon grand. On repart en voyage.

Dehors, il pleuvait plus fort que jamais, le couvercle de nuages avait éclaté et volait vers le nord, poussé par un fort vent. Ils se précipitèrent dans un van et rejoignirent un petit embouteillage, sur la route principale de l’île. Tous les véhicules, bourrés à craquer, allaient vers la jetée, au nord. Joe, assis sur les genoux d’Anna, regarda par la fenêtre et dit :

— Ba ? Ba ?

Charlie était au téléphone. Anna pencha la tête pour essayer de saisir ses paroles.

— Hé, Wade ! disait-il. De quelle taille était cet iceberg ?… Non, sans blague ?! Ils ont calculé le déplacement, là ?… Bon, d’accord. Ouais, pas tant que ça, mais ça va mal, ici. Une inondation due à la mousson, et une marée de pleine lune… Et merde ! D’accord.

Il raccrocha.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Anna.

— D’après Wade, le fragment de banquise qui s’est détaché a probablement déplacé assez d’eau pour que le niveau de la mer monte d’un centimètre ou deux.

— Seigneur ! Ça devait être un sacrément gros iceberg, dit Anna. Tu te rends compte ? Une élévation du niveau de la mer d’un centimètre sur l’ensemble du globe terrestre !

— Oui. Sauf qu’apparemment ce n’est qu’un petit bout de la banquise totale. Et à partir du moment où elle commencera à se détacher, personne ne peut dire à quelle vitesse ça va aller…

— Mon Dieu !

Ils continuèrent en silence, les garçons sur leurs genoux. Nick ouvrait de grands yeux, mais semblait trop surpris par toute l’activité alentour pour lancer son feu roulant de questions habituel. Leur van rejoignit la file vers la partie sud de la digue.

Drepung se pencha sur son siège pour leur montrer l’écran de son téléphone portable, sur lequel on voyait maintenant une petite image de la partie supérieure du golfe du Bengale, et la partie inférieure du delta du Gange et du Brahmapoutre. La photo satellite rendait les données altimétriques en couleurs fausses, brillantes, mettant en évidence les anomalies de niveau du fleuve et de la mer, l’éventail du spectre allant des bleus froids et des verts de la normalité aux jaunes, oranges et rouges furieux des eaux profondes. Le côté droit du delta passait au rouge, tandis que le côté gauche devenait orange puis jaune. Et tout le golfe du Bengale était déjà orange clair.

Drepung posa le bout du doigt sur l’écran.

— Vous voyez cette petite tache bleue, là ? dit-il gravement. C’est nous.

Nous sommes en contrebas. Entourés d’orange. Ça veut dire deux mètres plus haut que la normale.

— Ce n’est pas si grave, si ? demanda Charlie.

— La digue est à la limite de résistance. Il semble probable qu’elle ne tiendra pas le coup, face à cet afflux d’eau.

Il se pencha pour prendre un appel sur son portable, et annonça :

— On me dit que l’hélicoptère revient, et qu’il sera ici avant que les ferries finissent d’être chargés. Nous apprécierions vivement que vous le preniez pour retourner à Calcutta.

— Nous ne voulons pas prendre des places dont vous pourriez avoir besoin, dit Charlie.

— Non, c’est mieux comme ça. Ce sera plus facile pour nous si vous êtes en route. Pas de rupture dans la routine, aux docks.

Leur van fit demi-tour et retourna en ville. Maintenant, ils remontaient le trafic et pouvaient aller à toute vitesse sur la route qui menait à l’aéroport. Une fois là, ils firent le tour du terminal, droit vers le tarmac trempé, près de la plate-forme d’atterrissage de l’hélicoptère.

— Plus que vingt minutes, dit Drepung.

Joe se mit à geindre, et ils le posèrent à terre pour qu’il puisse courir. De temps en temps, ils regardaient, sur l’écran de Drepung, le delta s’afficher en temps réel et fausses couleurs. Avec l’arrivée du jour, l’image était plus difficile à voir, mais tout le delta était maintenant orange, et les zones bleues, qui représentaient les îles, diminuaient à vue d’œil.

— Les Sundarbans, dit Drepung en secouant la tête. Elles sont vraiment faites pour être amphibies.

Puis un hélicoptère sortit du ciel blêmissant.

Drepung les conduisit vers un champ, à côté d’un carré de béton. Ils regardèrent le gros hélicoptère descendre à travers les nuages, dans un bruit et un vent énormes, et se poser sur sa plate-forme comme une libellule géante. Joe se mit à hurler. Charlie le prit dans ses bras et sentit qu’il se cramponnait à lui. Ils attendirent qu’on leur fasse signe de s’approcher. Les pales continuaient à tourner, hachant l’air à une vitesse proprement impressionnante.

— Pa’ terre ! hurla Joe à l’oreille de Charlie. Pa’ terre ! Pa’ terre ! Pa’ terre ! Pa’ terre !

— Pose-le une seconde, dit Anna. Nous avons encore le temps, n’est-ce pas ?

— Oui, il y a encore le temps, répondit Drepung.

Des hommes en uniforme vert foncé descendirent de l’hélicoptère. Charlie posa Joe par terre. Il courut immédiatement vers l’appareil et Charlie s’élança pour le rattraper. Il vit que les pieds de Joe s’étaient enfoncés dans le sol qui devait être très mou, et que l’eau montait rapidement dans ses empreintes. Charlie l’agrippa et le ramena vers les autres, ignorant ses pleurs. Il regarda en arrière. Les petits lacs qui s’étaient formés dans les empreintes de Joe capturaient les minces éclats de lumière de l’aube, on eût dit des pièces d’argent.

Puis vint le moment de monter à bord. Joe insista pour y aller à pied, tout seul, donnant des coups de pied furieux quand Charlie ou Anna essayaient de l’attraper, hurlant « Pa’ terre pa’ terre pa’ terre ! » ; alors ils le remirent par terre et avancèrent en le tenant fermement chacun par une main, Nick de l’autre côté d’Anna, tous penchant instinctivement la tête sous les hautes pales incurvées vers le sol, qui continuaient de guillotiner bruyamment l’air au-dessus de leur tête.

Dans l’hélicoptère, c’était un peu plus silencieux. Il y avait déjà quelques personnes sur les brèves rangées de sièges, et au cours de la demi-heure suivante ils furent rejoints par d’autres, près d’une moitié d’Occidentaux, et quelques Indiens, peut-être, parmi lesquels une pincée d’écolières qui ouvraient de grands yeux. Les Quibler et Frank les saluèrent, et les écolières se massèrent autour de Joe, pour déverser sur lui leur anglais musical. Mais il se cacha la tête, se cramponnant à Anna. Charlie regarda par une sorte de petit hublot situé très bas, de sorte qu’il ne voyait pas grand-chose en dehors des mares sur le ciment.

Le bruit des moteurs se fit plus fort et ils se sentirent soulevés par l’arrière, puis l’appareil releva le nez et avança. C’était une sensation étrange pour tous ceux qui avaient l’habitude de l’avion.

Par la petite vitre basse, ils virent qu’ils passaient au-dessus de la digue. La mer, juste derrière, léchait le haut du barrage. Cette vision stupéfiante se grava dans leur esprit alors que l’hélicoptère s’inclinait et que l’image leur échappait.

Ils s’élevèrent en virant au-dessus de l’île, et l’image revint dans leur champ de vision, disparut à nouveau, revint et redisparut. Joe se pencha sur les genoux d’Anna pour essayer de mieux voir par la vitre, Nick en faisant autant depuis le siège de derrière. La mer était marron foncé, et sur l’île tout était détrempé : les champs gris-vert étaient bordés d’eau – les arbres, le toit des maisons, la plaza avec le bassin qui reflétait le ciel, tout était plongé dans les ombres. Puis l’océan, à nouveau, visiblement aussi haut que la digue.

— C’est là qu’on était ! fit Nick en tendant le doigt.

Ils virèrent, dans un tourbillon qui creva le ventre des nuages. Ombre, lumière, pluie, lumière, ils volaient d’un extrême à l’autre. La pluie fouettait l’extérieur de la vitre par deltas soudains, ruisselants. Ils voyaient les ferries au dock, du côté nord de l’île. Ils larguaient les amarres. Drepung cria quelque chose aux pilotes, regarda les Quibler et leva le pouce. Puis l’hélicoptère poursuivit sa courbe et ils virent d’autres îles, dans l’archipel des Sundarbans, dont beaucoup étaient submergées par l’inondation et n’étaient plus que des hauts-fonds d’où émergeaient des écueils séparés par des canaux marron clair, piquetés de blanc sale.

Ils revinrent vers le Khembalung et virent que la courbe de la digue avait été rompue au sud-ouest, à l’endroit où elle affrontait le martèlement des flots en furie ; l’eau brune, parsemée d’écume, se déversait dans les champs, au niveau de la brèche, élargissant la trouée dans la digue. Le Khembalung ressemblerait bientôt à toutes les autres Sundarbans.

Joe monta sur les genoux de Charlie et lui enserra le cou dans une étreinte mortelle, geignant ou gémissant, c’était difficile à dire dans ce vacarme, mais ce bruit dominait tous les autres. Charlie l’obligea à lui lâcher le cou.

— Tout va bien ! lui dit-il en haussant la voix pour se faire entendre. Tout ira bien ! Ils vont tous s’en sortir. Ils sont sur les bateaux. De grands bateaux ! Les gens sont sur les bateaux ! Tous les gens sont sur les bateaux…

— Papapa, gémissait Joe.

À moins que ce ne soit Non non non.

Il mit la main sur la vitre.

— Oh mon Dieu, dit Charlie.

Par-dessus la tête de Joe, il voyait à nouveau la brèche, à l’endroit où l’océan se déversait à l’intérieur. Elle s’était terriblement élargie. Toute la courbe sud-ouest allait visiblement disparaître, arrachée. La plupart des champs, à l’intérieur, étaient déjà couverts d’une eau mousseuse.

Devant eux, le pilote et le copilote hurlaient dans leur casque. L’hélicoptère bascula, monta en spirale. Les nuages obstruèrent leur visibilité. Une montée bruyante, assourdie, puis ils revirent le Khembalung, d’encore plus haut, par une trouée dans les nuages. On aurait dit un bol vert, peu profond, immergé dans une eau brune, jusqu’à ce que le bord du bol émergé se réduise à un fragment d’arc.

— Arrête, Joe ! Tu m’empêches de respirer, dit Charlie.

— Ah parti ! Ah parti !

Soudain, l’hélicoptère s’inclina et ils ne virent plus par la vitre que des nuages. Les Sundarbans avaient disparu, les marécages de mangrove noyés, les tigres nageurs emportés par les flots. L’hélicoptère s’éloigna comme une feuille chassée par le vent.

Joe enfouit son visage contre la poitrine de Charlie et éclata en sanglots.

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